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marraine d’accompagner sa filleule, de guider cette jeune âme, d’assister aux transports naïfs d’une croyance neuve, et aussi d’arborer des toilettes variées, nuancées à l’éclat ou au sentiment de la cérémonie. Mais il n’arrive pas communément qu’un haut baron financier amène à Paris une esclave arménienne dont il a fait sa légitime épouse.

Esclave ! C’était cela la tare dans ce passé de femme d’Orient, jadis achetée au bazar d’Andrinople pour le compte de l’empereur du Maroc, puis, à la mort de l’empereur et à la dispersion de son harem, vendue au jeune bey Ahmed. Hemerlingue l’avait épousée à sa sortie de ce nouveau sérail, mais sans pouvoir la faire accepter à Tunis, où aucune femme, Mauresque, Turque, Européenne, ne consentit à traiter une ancienne esclave d’égale à égale, par un préjugé assez semblable à celui qui sépare la créole de la quarteronne la mieux déguisée. Il y a là une répugnance invincible que le ménage Hemerlingue retrouva jusque dans Paris, où les colonies étrangères se constituent en petits cercles remplis de susceptibilités et de traditions locales. Laminas passa ainsi deux ou trois ans dans une solitude complète dont elle sut bien utiliser toutes les rancœurs et les loisirs, car c’était une femme ambitieuse, d’une volonté, d’un entêtement extraordinaires. Elle apprit à fond la langue française, dit adieu pour toujours à ses vestes brodées et à ses pantalons de soie rose, sut assouplir sa taille et sa démarche aux toilettes européennes, à l’embarras des longues jupes, puis, un soir d’Opéra, montra aux Parisiens émerveillés la silhouette encore un peu sauvage, mais fine, élégante, et si originale d’une musulmane décolletée par Léonard.

Le sacrifice de la religion suivit de près celui du cos-