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chez les intimes, ce froid glacial avait pénétré. Pourtant quelques-uns lui étaient très attachés. Mais Cardailhac surveillait trop l’ordre et la marche de la cérémonie pour se livrer au moindre attendrissement, d’ailleurs en dehors de sa nature. Le vieux Monpavon, frappé au cœur, aurait trouvé d’une tenue déplorable tout à fait indigne de son illustre ami, la moindre flexion de sa cuirasse de toile et de sa haute taille. Ses yeux restaient secs, aussi luisants que jamais, puisque les Pompes funèbres fournissent les larmes des grands deuils, brodées d’argent sur drap noir. Quelqu’un pleurait cependant, là-bas, parmi les membres du bureau ; mais celui-là s’attendrissait bien naïvement sur lui-même. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques, cette pompe, il lui semblait qu’il enterrait toute sa fortune, toutes ses ambitions de gloire et de dignité. Et c’était encore une variété d’indifférence.

Dans le public le contentement d’un beau spectacle, cette joie de faire d’un jour de semaine un dimanche dominaient tout autre sentiment. Sur le parcours des boulevards, les spectateurs des balcons auraient presque applaudi ; ici, dans les quartiers populeux, l’irrévérence se manifestait encore plus franchement. Des blagues, des mots de voyou sur le mort et ses frasques que tout Paris connaissait, des rires soulevés par les grands chapeaux des rabbins, la « touche » du conseil des prud’hommes, se croisaient dans l’air entre deux roulements de tambour. Les pieds dans l’eau, en blouse, en bourgeron, la casquette levée par habitude, la misère, le travail forcé, le chômage et la grève, regardaient passer en ricanant cet habitant d’une autre sphère, ce brillant duc descendu de tous ses honneurs, et qui jamais peut-être de son vivant n’avait abordé