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préféra s’en aller au hasard, droit devant lui, comme tous ceux que tient une idée fixe qu’ils espèrent dissiper en marchant. La soirée était tiède, parfumée. Il suivit les quais, toujours les quais, gagna les arbres du Cours-la-Reine, puis revint dans ce mélange de fraîcheur d’arrosage et d’odeur de poussière fine qui caractérise les beaux soirs à Paris. À cette heure mixte tout était désert. Çà et là des girandoles s’allumaient pour les concerts, des flambées de gaz sortaient de la verdure. Un bruit de verres et d’assiettes venu d’un restaurant lui donna l’idée d’entrer là.

Il avait faim quand même, ce robuste. On le servit sous une véranda aux parois vitrées, doublées de feuillage et donnant de face sur ce grand porche du Palais de l’Industrie, où le duc, en présence de mille personnes, l’avait salué député. Le visage fin et aristocratique lui apparut en souvenir sous la nuit de la voûte, tandis qu’il le voyait aussi là-bas dans la blancheur funèbre de l’oreiller, et, tout à coup, en regardant la carte que le garçon lui présentait, il s’aperçut avec stupeur qu’elle portait la date du 20 mai… Ainsi un mois ne s’était pas écoulé depuis l’ouverture de l’Exposition. Il lui semblait qu’il y avait dix ans de cela. Peu à peu cependant la chaleur du repas lui réconforta le cœur. Dans le couloir, il entendait des garçons qui parlaient :

« A-t-on des nouvelles de Mora ? Il paraît qu’il est très malade…

— Laisse donc, va. Il s’en tirera encore… Il n’y a de chance que pour ceux-là ? »

Et l’espérance est si fort ancrée aux entrailles humaines que, malgré ce que Jansoulet avait vu et entendu, il suffit de ces quelques mots aidés de deux