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papiers feuilletés à la hâte, la voix indolente du duc indiquant d’un mot toujours précis et net une réponse à une lettre de quatre pages, et les monosyllabes respectueux de l’attaché : « Oui, monsieur le ministre… Non, monsieur le ministre », puis le grincement d’une plume rebelle et lourde. Dehors, les hirondelles sifflaient joyeusement au-dessus de l’eau, une clarinette jouait vers les ponts.

« C’est impossible, dit tout à coup le ministre d’État en se levant… Emportez ça, Lartigues ; vous reviendrez demain… Je ne peux pas écrire… J’ai trop froid… Tenez docteur, tâtez mes mains, si on ne dirait pas qu’elles sortent d’un seau d’eau frappée… Depuis deux jours, tout mon corps est ainsi… Est-ce assez ridicule avec le temps qu’il fait !

— Ça ne m’étonne pas… » grommela l’Irlandais d’un ton maussade et bref, peu ordinaire chez ce melliflu.

La porte s’était refermée sur le jeune attaché remportant ses paperasses avec une raideur majestueuse, mais bien heureux, j’imagine, de se sentir détaché et de pouvoir, avant de retourner au ministère, flâner une heure ou deux dans les Tuileries, pleines de toilettes printanières et de jolies filles assises autour des chaises encore vides de la musique, sous les marronniers en fleur où courait des pieds à la cime le grand frisson du mois des nids. Il n’était pas gelé, lui, l’attaché…

Jenkins, silencieux, examinait son malade, auscultait, percutait, puis, sur ce même ton de rudesse que pouvait à la rigueur expliquer son affection inquiète, l’irritation du médecin qui voit ses instructions transgressées :

« Ah çà ! mon cher duc, quelle vie faites-vous donc depuis quelque temps ? »