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c’était cette masse d’étrangers, Turcs, Égyptiens, Persans, Tunisiens. Je ne parle pas des Corses, très nombreux aussi ce jour-là, parce que, pendant mes quatre ans de séjour à la Territoriale, je me suis habitué à prononcer ces noms ronflants, interminables, toujours suivis de celui de la localité : « Paganetti de Porto-Vecchio, Bastelica de Bonifacio, Paianatchi de Barbicaglia. »

Je me plaisais à moduler ces syllabes italiennes, à leur donner toutes leurs sonorités, et je voyais bien aux airs stupéfaits de ces braves insulaires combien ils étaient charmés et surpris d’être introduits de cette façon dans la haute société continentale. Mais avec les Turcs, ces pachas, ces beys, ces effendis, j’avais bien plus de peine, et il dut m’arriver de prononcer souvent de travers, car M. Jansoulet, à deux reprises différentes, m’envoya dire de faire plus attention aux noms qu’on me donnait, et surtout d’annoncer plus naturellement. Cette observation, formulée à haute voix devant l’antichambre avec une certaine brutalité, m’indisposa beaucoup, m’empêcha — en ferai-je l’aveu ? — de plaindre ce gros parvenu quand j’appris, au courant de la soirée, que de cruelles épines se glissaient dans son lit de roses.

De dix heures et demie à minuit, le timbre ne cessa de retentir, les voitures de rouler sous le porche, les invités de se succéder, députés, sénateurs, conseillers d’État, conseillers municipaux, qui avaient bien plus l’air de venir à une réunion d’actionnaires qu’à une soirée de gens du monde. À quoi cela tenait-il ? Je ne parvenais pas à m’en rendre compte, mais un mot du suisse Nichlauss m’ouvrit les yeux.

« Remarquez-vous, monsieur Passajon, me dit ce brave