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Et tout à coup, montrant le poing au train disparu, du sang plein les yeux, une écume de colère aux lèvres, il cria dans un rugissement de bête fauve :

« Canailles !…

— De la tenue, Jansoulet, de la tenue… »

Vous devinez qui avait dit cela, et qui — son bras passé sous celui du Nabab — tâchait de le redresser, de lui cambrer la poitrine à l’égal de la sienne, le conduisait aux carrosses au milieu de la stupeur des habits brodés, et l’y faisait monter, anéanti, stupéfié, comme un parent de défunt qu’on hisse dans une voiture de deuil après la lugubre cérémonie. La pluie commençait à tomber, les coups de tonnerre se succédaient. On s’entassa dans les voitures qui reprirent vite le chemin du retour. Alors il se passa une chose navrante et comique, une de ces farces cruelles du lâche destin accablant ses victimes à terre. Dans le jour qui tombait, l’obscurité croissante de la trombe, la foule pressée aux abords de la gare crut distinguer une Altesse parmi tant de chamarrures et, sitôt que les roues s’ébranlèrent, une clameur immense, une épouvantable braillée qui couvait depuis une heure dans toutes ces poitrines éclata, monta, roula, rebondit de côte en côte, se prolongea dans la vallée : « Vive le bey ! » Averties par ce signal, les premières fanfares attaquèrent, les orphéons partirent à leur tour, et le bruit gagnant de proche en proche, de Giffas à Saint-Romans la route ne fut plus qu’une houle, un hurlement ininterrompu. Cardailhac, tous ces messieurs, Jansoulet lui-même avaient beau se pencher aux portières, faire des signes désespérés : « Assez !… assez ! » Leurs gestes se perdaient dans le tumulte, dans la nuit, ce qu’on en voyait semblait un excitant à crier davantage. Et je vous jure qu’il n’en