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je ne connaissais pas même de nom, m’avait bien disposé l’esprit à l’indulgence et à la bonne humeur. Mais tout le monde n’était pas dans les mêmes dispositions, car j’entendais de l’autre côté de la table la voix de basse-taille de M. Barreau qui grondait :

« De quoi se mêle-t-il ? Est-ce que je mets le nez dans son service ? D’abord c’est Bompain que ça regarde et pas lui… Et puis, quoi ! Qu’est-ce qu’on me reproche ? Le boucher m’envoie cinq paniers de viande tous les matins. Je n’en use que deux, je lui revends les trois autres. Quel est le chef qui ne fait pas ça ? Comme si, au lieu de venir espionner dans mon sous-sol, il ne ferait pas mieux de veiller au grand coulage de là-haut. Quand je pense qu’en trois mois la clique du premier a fumé pour vingt-huit mille francs de cigares… Vingt-huit mille francs ! Demandez à Noël si je mens. Et au second, chez madame, c’est là qu’il y en a un beau gâchis de linge, de robes jetées au bout d’une fois, des bijoux à poignée, des perles qu’on écrase en marchant. Oh ! mais, attends un peu, je te le repincerai ce petit monsieur-là. »

Je compris qu’il s’agissait de M.  de Géry, ce jeune secrétaire du Nabab qui vient souvent à la Territoriale, où il est toujours à farfouiller dans les livres. Très poli certainement mais un garçon très fier qui ne sait pas se faire valoir. Ça n’a été autour de la table qu’un concert de malédictions contre lui. M. Louis lui-même a pris la parole à ce sujet avec son grand air :

— Chez nous, mon cher monsieur Barreau, le cuisinier a eu tout récemment une histoire dans le genre de la vôtre avec le chef de cabinet de Son Excellence qui s’était permis de lui faire quelques observations sur la dépense. Le cuisinier est monté chez le duc dare-dare,