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siter entre vous et le pauvre poète qui fait un métier ridicule pour laisser tout le temps d’arriver au succès, lequel ne viendra peut-être jamais… Mais je ne me laisserai pas voler mon bonheur… Nous nous battrons, monsieur nous nous battrons », répétait-il excité par le calme pacifique de son rival… « J’aime depuis longtemps Mademoiselle Joyeuse… Cet amour est le but, la gaieté et la force d’une existence très dure, douloureuse par bien des côtés. Je n’ai que cela au monde, et je préférerais mourir que d’y renoncer. »

Bizarrerie de l’âme humaine ! Paul n’aimait pas cette charmante Aline. Tout son cœur était à une autre. Il y pensait seulement comme à une amie, la plus adorable des amies. Eh bien ! l’idée que Maranne s’en occupait, qu’elle répondait sans doute à cette attention amoureuse lui procura le frisson jaloux d’un dépit, et ce fut assez vivement qu’il demanda si mademoiselle Joyeuse connaissait ce sentiment d’André et l’avait autorisé de quelque façon à proclamer ainsi ses droits.

« Oui, monsieur, mademoiselle Élise sait que je l’aime, et avant vos fréquentes visites…

— Élise… c’est d’Élise que vous parlez ?

— Et de qui voulez-vous donc que ce soit ?… Les deux autres sont trop jeunes… »

Il entrait bien dans les traditions de la famille, celui-là. Pour lui, les vingt ans de Bonne-Maman, sa grâce triomphante étaient dissimulés par un surnom plein de respect et ses attributions providentielles.

Une très courte explication ayant calmé l’esprit d’André Maranne, il présenta ses excuses à de Géry, le fit asseoir sur le fauteuil en bois sculpté qui servait à la pose, et leur causerie prit vite un caractère intime et