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raient penser que Paris avec ses pluies, ses brouillards, son ciel qui n’en est pas un, est la véritable patrie des femmes, dont il ménage les nerfs et développe les qualités intelligentes et patientes.

Chaque jour Paul de Géry appréciait mieux mademoiselle Aline — il était seul à la nommer ainsi dans la maison — et chose étrange ! ce fut Félicia qui acheva de resserrer leur intimité. Quels rapports pouvait-il y avoir entre cette fille d’artiste, lancée dans les sphères les plus hautes, et cette petite bourgeoise perdue au fond d’un faubourg ? Des rapports d’enfance et d’amitié, des souvenirs communs, la grande cour de l’institution Belin, où elles avaient joué trois ans ensemble. Paris est plein de ces rencontres. Un nom prononcé au hasard de la conversation éveille tout à coup cette question stupéfaite :

« Vous la connaissez donc ?

— Si je connais Félicia… Mais nous étions voisines de pupitre en première classe. Nous avions le même jardin. Quelle bonne fille, belle, intelligente… »

Et, voyant le plaisir qu’on prenait à l’écouter, Aline rappelait les temps si proches qui déjà lui faisaient un passé, charmeur et mélancolique comme tous les passés. Elle était bien seule dans la vie, la petite Félicia. Le jeudi, quand on criait les noms au parloir, personne pour elle, excepté de temps en temps une bonne dame un peu ridicule, une ancienne danseuse, disait-on, que Félicia appelait la Fée. Elle avait ainsi des surnoms pour tous ceux qu’elle affectionnait et qu’elle transformait dans son imagination. Pendant les vacances on se voyait. Madame Joyeuse, tout en refusant d’envoyer Aline dans l’atelier de M. Ruys, invitait Félicia pour des journées entières, journées bien courtes, entremê-