Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beau carrosse stationnant dans la cour. Derrière elle, les maillots se sont vite fatigués de leur position horizontale ; et rouges, couverts de boutons, tous ces petits « croûtelevés » ont poussé leur concert robuste, car ceux-là, par miracle, sont bien-portants, leur mal les sauve et les nourrit. Éperdus et remuants comme des hannetons renversés, s’aidant des reins, des coudes, les uns, tombés sur le côté, ne pouvant plus reprendre d’équilibre, les autres, dressant en l’air, toutes gourdes, leurs petites jambes emmaillotées, ils arrêtent spontanément leurs gesticulations et leurs cris en voyant la porte s’ouvrir ; mais la barbiche branlante de M. de la Perrière les rassure, les encourage de plus belle, et, dans le vacarme recrudescent, c’est à peine si l’on distingue l’explication donnée par le directeur : « Enfants mis à part… Contagion… maladies de peau. » M. le secrétaire des commandements n’en demande pas davantage ; moins héroïque que Bonaparte en sa visite aux pestiférés de Jaffa, il se précipite vers la porte, et, dans son trouble craintif, voulant dire quelque chose, ne trouvant rien, il murmure avec un sourire ineffable : « Ils sont cha… armants. »

À présent, l’inspection finie, les voici tous installés dans le salon du rez-de-chaussée, où madame Polge a fait préparer une petite collation. La cave de Bethléem est bien garnie. L’air vif du plateau, ces montées, ces descentes ont donné au vieux monsieur des Tuileries un appétit qu’il ne se connaît plus depuis longtemps, si bien qu’il cause et rit avec une familiarité toute campagnarde et qu’au moment du départ, tous debout il lève son verre en remuant la tête pour boire : « À Bé… Bé… Bethléem ! » On s’émeut, les verres se choquent, puis, au grand trot, le carrosse emporte la compagnie