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ont ravi M. de la Perrière, qui ressemble lui-même avec ses yeux naïfs, sa barbiche blanche, le hochement continuel de sa tête, à une chèvre échappée à son pieu.

« D’abord, messieurs, la pièce importante de la maison, la nursery », dit le directeur en ouvrant une porte massive au fond de l’antichambre. Ces messieurs le suivent, descendent quelques marches, et se trouvent dans une immense salle basse, carrelée, l’ancienne cuisine du château. Ce qui frappe en entrant, c’est une haute et vaste cheminée sur le modèle d’autrefois, en briques rouges, deux bancs de pierre se faisant face sous le manteau, avec les armes de la chanteuse — une lyre énorme barrée d’un rouleau de musique — sculptées au fronton monumental. L’effet est saisissant ; mais il vient de là un vent terrible, qui, joint au froid du carrelage ; à la lumière blafarde tombant des soupiraux au ras de terre, effraie pour le bien être des enfants. Que voulez-vous ? On a été obligé d’installer la nursery dans cet endroit insalubre à cause des nourrices champêtres et capricieuses habituées au sans gêne de l’étable ; il n’y a qu’à voir les mares de lait, les grandes flaques rougeâtres séchant sur le carreau, qu’à respirer l’odeur âcre qui vous saisit en entrant, mêlée de petit lait, de poil mouillé et de bien d’autres choses, pour se convaincre de cette absolue nécessité.

La pièce est si haute dans ses parois obscures que les visiteurs, tout d’abord, ont cru la nourricerie déserte. On distingue pourtant dans le fond un groupe bêlant, geignant et remuant… Deux femmes de campagne, l’air dur, abruti, la face terreuse, deux « nourrices sèches » qui méritent bien leur nom, sont assises sur des nattes leur nourrisson sur les bras, chacune ayant devant elle