Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une partie de bésigue en quinze cents. Il renvoya donc les nourrices et essaya de se blaser sur tout ce qui pouvait arriver. Ce qui arriva ? Un vrai Massacre des Innocents. Aussi les quelques parents un peu aisés, ouvriers ou commerçants de faubourg, qui, tentés par les annonces, s’étaient séparés de leurs enfants les reprenaient bien vite, et il ne resta plus dans l’établissement que les petits malheureux ramassés sous les porches ou dans les terrains vagues, expédiés par les hospices, voués à tous les maux dès leur naissance. La mortalité augmentant toujours, même ceux-là vinrent à manquer, et l’omnibus parti en poste au chemin de fer s’en revenait bondissant et léger comme un corbillard vide. Combien cela durerait-il ? Combien de temps mettraient-ils à mourir les vingt-cinq ou trente petits qui restaient ? C’est ce que se demandait un matin M. le directeur ou plutôt, comme il s’était surnommé lui-même, M. le préposé aux décès Pondevèz, assis en face des coques vénérables de madame Polge et faisant après le déjeuner la partie favorite de cette personne.

« Oui, ma bonne madame Polge, qu’allons-nous devenir ?… Ça ne peut pas durer longtemps comme cela… Jenkins ne veut pas en démordre, les gamins sont entêtés comme des chevaux… Il n’y a pas à dire, ils nous passeront tous entre les mains… Voilà le petit Valaque — je marque le roi, madame Polge — qui va mourir d’un moment à l’autre. Vous pensez, ce pauvre petit gosse, depuis trois jours qu’il ne s’est rien collé dans l’œsophage… Jenkins a beau dire ; on ne bonifie pas les enfants comme les escargots, en les faisant jeûner… C’est désolant tout de même de n’en pas pouvoir sauver un… L’infirmerie est bondée… Vrai de vrai, ça prend une fichue tournure… Quarante de bézigue… »