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gonflés d’ambitions et de rêves, qui sait quelles mains vous entrouvrent, vous feuillettent, quels doigts indiscrets déflorent votre charme d’inconnu, cette poussière brillante que garde l’idée toute fraîche ? On vous juge et qui vous condamne ? Parfois, avant d’aller dîner en ville, Jansoulet, montant dans la chambre de sa femme, la trouvait sur sa chaise longue, en train de fumer, la tête renversée, des liasses de manuscrits à côté d’elle, et Cabassu, armé d’un crayon bleu, lisant avec sa grosse voix et ses intonations du Bourg-Saint-Andéol quelque élucubration dramatique qu’il biffait, balafrait sans pitié à la moindre critique de la dame. « Ne vous dérangez pas », faisait avec la main le bon Nabab entrant sur la pointe des pieds. Il écoutait, hochait la tête d’un air admiratif en regardant sa femme : « Elle est étonnante » car lui n’entendait rien à la littérature et là, du moins, il retrouvait la supériorité de mademoiselle Afchin.

« Elle avait l’instinct du théâtre », comme disait Cardailhac ; mais, en revanche, l’instinct maternel manquait. Jamais elle ne s’occupait de ses enfants, les abandonnant à des mains étrangères, et, quand on les lui amenait une fois par mois, se contentant de leur tendre la chair flasque et morte de ses joues entre deux bouffées de cigarette, sans s’informer de ces détails de soins, de santé qui perpétuent l’attache physique de la maternité, font saigner dans le cœur des vraies mères la moindre souffrance de leurs enfants.

C’étaient trois gros garçons lourds et apathiques, de onze, neuf et sept ans, ayant dans le teint blême et l’enflure précoce de la Levantine les yeux noirs, veloutés et bons de leur père. Ignorants comme de jeunes seigneurs du Moyen Age ; à Tunis M. Bompain dirigeait