Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/129

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’en parla jamais à son père, ni à personne. Mais à dater de ce jour, un changement se fit en elle, comme une détente de ses fiertés. Elle eut des caprices, des lassitudes, un pli de dégoût sur son sourire, et parfois contre son père des colères subites, un regard de mépris qui lui reprochait de n’avoir pas su veiller sur elle.

« Qu’est-ce qu’elle a ? » disait le père Ruys ; et Jenkins avec l’autorité du médecin, mettait cela sur le compte de l’âge et d’un trouble physique. Lui-même évitait d’adresser la parole à la jeune fille, comptant sur les jours pour effacer l’impression sinistre, et ne désespérant pas d’arriver où il voulait, car il voulait encore, plus que jamais, pris d’un amour enragé d’homme de quarante-sept ans, d’une incurable passion de maturité ; et c’était son châtiment, à cet hypocrite… Ce singulier état de sa fille constitua un vrai chagrin pour le sculpteur ; mais ce chagrin fut de courte durée. Soudainement Ruys s’éteignit, s’écroula d’un coup, comme tous ceux que soignait l’Irlandais. Son dernier mot fut :

« Jenkins, je vous recommande ma fille. »

Il était si ironiquement lugubre, ce mot, que Jenkins, présent à l’agonie, ne put s’empêcher de pâlir…

Félicia fut plus stupéfaite encore que désolée. À l’étonnement de la mort, qu’elle n’avait jamais vue et qui se présentait à elle sous des traits aussi chers, se joignait le sentiment d’une solitude immense entourée de nuit et de dangers.

Quelques amis du sculpteur se réunirent en conseil de famille pour délibérer sur le sort de cette malheureuse enfant sans parents ni fortune. On avait trouvé cinquante francs dans le vide-poches où Sébastien mettait son argent sur un meuble de l’atelier bien connu des besogneux et qu’ils visitaient sans scrupule. Pas