Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ration du père et de la fille, dans le même atelier, autour du même groupe. La chose ne se passait pas toujours paisiblement. Quoique élève de son père, Félicia sentait déjà sa personnalité rebelle à une direction despotique. Elle avait ces audaces des commençants, ces presciences de l’avenir réservées aux talents jeunes, et, contre les traditions romantiques de Sébastien Ruys, une tendance de réalisme moderne, un besoin de planter ce vieux drapeau glorieux sur quelque monument nouveau.

C’étaient alors de terribles empoignades, des discussions dont le père sortait vaincu, dompté par la logique de sa fille, étonné de tout le chemin que font les enfants sur les routes, alors que les vieux, qui leur ont ouvert les barrières, restent immobiles à l’endroit du départ. Quand elle travaillait pour lui, Félicia cédait plus facilement ; mais, sur sa sculpture à elle, on la trouvait intraitable. Ainsi le Joueur de boules, sa première œuvre exposée, qui obtint un si grand succès au Salon de 1862, fut l’objet de scènes violentes entre les deux artistes, de contradictions si fortes que Jenkins dut intervenir et assister au départ du plâtre que Ruys avait menacé de briser.

À part ces petits drames qui ne touchaient en rien aux tendresses de leur cœur, ces deux êtres s’adoraient avec le pressentiment et peu à peu la cruelle certitude d’une séparation prochaine, quand tout à coup il se passa dans la vie de Félicia un événement horrible. Un jour Jenkins l’avait emmenée dîner chez lui, comme cela arrivait souvent. Madame Jenkins était absente, en voyage ainsi que son fils pour deux jours ; mais l’âge du docteur, son intimité quasi paternelle l’autorisaient à garder près de lui, même en l’absence de sa femme,