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exemple, regardez Hemerlingue, deux des plus gros manieurs d’écus de Paris. Quand je pense d’où nous sommes partis, tous les métiers à travers lesquels on a roulé sa bosse. Hemerlingue, un ancien cantinier de régiment, moi, qui pour vivre, ai porté des sacs de blé sur le port de Marseille… Et les coups de raccroc dont notre fortune s’est faite, comme se font d’ailleurs toutes les fortunes maintenant… Nom d’un chien ! Allez-vous-en sous le péristyle de la Bourse de trois à cinq… Mais, pardon, mademoiselle, avec ma manie de gesticuler en parlant, voilà que j’ai perdu la pose… voyons, comme ceci ?…

— C’est inutile », dit Félicia en jetant son ébauchoir d’un geste d’enfant gâté. « Je ne ferai plus rien aujourd’hui. »

C’était une étrange fille, cette Félicia. Une vraie fille d’artiste, d’un artiste génial et désordonné, bien dans la tradition romantique, comme était Sébastien Ruys. Elle n’avait pas connu sa mère, étant née d’un de ces amours de passage qui entraient tout à coup dans la vie de garçon du sculpteur comme des hirondelles dans un logis dont la porte est toujours ouverte, et en ressortaient aussitôt parce qu’on n’y pouvait faire un nid.

Cette fois, la dame, en s’envolant, avait laissé au grand artiste, alors âgé d’une quarantaine d’années, un bel enfant qu’il avait reconnu, fait élever, et qui devint la joie et la passion de sa vie. Jusqu’à treize ans, Félicia était restée chez son père, mettant une note enfantine et tendre dans cet atelier encombré de flâneurs, de modèles, de grands lévriers couchés en long sur les divans. Il y avait là un coin réservé pour elle, pour ses essais de sculpture, toute une installation microscopique, un