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Toujours très ombrageux, quand il s’agissait de ses filles, M. Joyeuse répondit, que « ces demoiselles se retiraient tous les soirs de bonne heure » ; et cela d’un petit ton bref qui signifiait très nettement : « Parlons de nos leçons, jeune homme, je vous prie. » On convint alors des jours, des heures libres dans la soirée.

Quant aux conditions, ce serait ce que monsieur voudrait.

Monsieur dit un chiffre.

Le comptable devint tout rouge : c’était ce qu’il gagnait chez Hemerlingue.

« Oh ! non, c’est trop. »

Mais l’autre ne l’écoutait plus, cherchait, tortillait sa langue, comme pour une chose très difficile à dire, et tout à coup résolument :

« Voilà votre premier mois…

— Mais, monsieur… »

Le jeune homme insista. On ne le connaissait pas. Il était juste qu’il payât d’avance… Évidemment Passajon l’avait prévenu… M. Joyeuse le comprit, et dit à demi-voix : « Merci, oh ! merci… » tellement ému, que les paroles lui manquaient. La vie, c’était la vie pendant quelques mois, le temps de se retourner, de retrouver une place. Ses mignonnes ne manqueraient de rien. Elles auraient leurs étrennes. Ô Providence !

« Alors à mercredi, monsieur Joyeuse.

— À mercredi… monsieur ?

— De Géry… Paul de Géry. »

Et tous deux se séparèrent ravis, éblouis, l’un de l’apparition de ce sauveur inattendu, l’autre de l’adorable tableau qu’il n’avait fait qu’entrevoir, toute cette jeunesse féminine groupée autour de la table couverte de livres, de cahiers et d’écheveaux, avec un air de pu-