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passer un moment avec eux, frappait familièrement comme ceux pour qui la porte est toujours ouverte. Profond silence dans le salon, long colloque sur le palier. Enfin, la vieille bonne — elle était dans la maison depuis aussi longtemps que la lampe — introduisit un jeune homme complètement inconnu, qui s’arrêta, saisi, devant l’adorable tableau des quatre chéries pressées autour de la table. Son entrée en fut intimidée, un peu gauche. Pourtant il expliqua fort bien le motif de sa visite. Il était adressé à M. Joyeuse par un brave homme de sa connaissance, le vieux Passajon, pour prendre des leçons de comptabilité. Un de ses amis se trouvait engagé dans de grosses affaires d’argent, une commandite considérable. Lui aurait voulu le servir en surveillant l’emploi des capitaux, la droiture des opérations ; mais il était avocat, peu au courant des systèmes financiers, du langage de la banque. Est-ce que M. Joyeuse ne pourrait pas, en quelques mois, à trois ou quatre leçons par semaine…

« Mais si bien, monsieur, si bien… » bégayait le père tout étourdi de cette chance inespérée… Je me charge parfaitement, en quelques mois, de vous rendre apte à ce travail de vérification… Où prendrons-nous nos leçons ?

— Chez vous si vous le permettez, dit le jeune homme, car je tiens à ce qu’on ne sache pas que je travaille… Seulement, je serai désolé si, chaque fois que j’arrive, je mets tout le monde en fuite comme ce soir. »

En effet dès les premiers mots du visiteur, les quatre têtes bouclées avaient disparu, avec des petits chuchotements, des froissements de jupes, et le salon paraissait bien nu, maintenant que le grand cercle de lumière blanche était vide.