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plètent ce commerce ambulant entassant les fruits couleur de soleil sous leur lanterne de papier rouge, criant : « La Valence », dans le brouillard, le tumulte, la hâte excessive que Paris met à finir son année.

D’ordinaire M. Joyeuse faisait partie de cette foule affairée qui circule avec un bruit d’argent en poche et des paquets dans toutes les mains. Il courait en compagnie de Bonne-Maman à la recherche des étrennes pour ces demoiselles, s’arrêtait devant ces petits marchands émus du moindre client, sans l’habitude de la vente, et qui ont basé sur cette courte phase des projets de bénéfices extraordinaires. Et c’étaient des colloques, des réflexions, un embarras du choix interminable dans ce petit cerveau compliqué, toujours au-delà de la minute présente et de l’occupation du moment.

Cette année, hélas ! rien de semblable. Il errait mélancoliquement dans la ville en liesse, plus triste, plus désœuvré de toute l’activité environnante, heurté, bousculé, comme tous ceux qui gênent la circulation des actifs, le cœur battant d’une crainte perpétuelle, car Bonne-Maman, depuis quelques jours, lui faisait à table des allusions clairvoyantes et significatives à propos des étrennes. Aussi, évitait-il de se trouver seul avec elle, et lui avait-il défendu de venir le chercher à la sortie du bureau. Mais, malgré tous ses efforts, le moment approchait, il le sentait bien, où le mystère serait impossible et son lourd secret dévoilé… Elle était donc bien terrible, cette Bonne-Maman, que M. Joyeuse la craignait si fort ?… Mon Dieu, non. Un peu sévère, voilà tout, avec un joli sourire qui graciait à la minute tous les coupables. Mais M. Joyeuse était un craintif, un timide de naissance, vingt ans de