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Tous les matins, il feignait de partir au bureau, se laissait équiper et conduire comme à l’ordinaire, sa vaste serviette en cuir toute prête pour les nombreuses commissions du soir. Quoiqu’il en oubliât exprès quelques unes à cause de la prochaine fin de mois si problématique, le temps ne lui manquait plus maintenant pour les faire. Il avait sa journée à lui, toute une journée interminable, qu’il passait à courir Paris à la recherche d’une place. On lui donnait des adresses, des recommandations excellentes. Mais en ce terrible mois de décembre, si froid et si court de jour, chargé de dépenses et de préoccupations, les employés patientent et les patrons aussi. Chacun tâche de finir l’année dans le calme, remettant au mois de janvier, à ce grand saut du temps vers une autre étape, les changements, les améliorations, des tentatives de vie nouvelle.

Partout où M. Joyeuse se présentait, il voyait les visages se refroidir subitement dès qu’il expliquait le but de sa visite : « Tiens ! vous n’êtes plus chez Hemerlingue et fils ? Comment cela se fait-il ? » Il expliquait la chose de son mieux par un caprice du patron, ce féroce Hemerlingue que Paris connaissait ; mais il sentait de la froideur, de la méfiance, dans cette réponse uniforme : « Revenez nous voir après les fêtes. » Et, timide comme il était déjà, il en arrivait à ne plus se présenter nulle part, à passer vingt fois devant la même porte, dont il n’aurait jamais franchi le seuil sans la pensée de ses filles. Cela seul le poussait par les épaules, lui donnait du cœur aux jambes, l’envoyait dans la même journée aux extrémités opposées de Paris, à des adresses très vagues que des camarades lui donnaient, à Aubervilliers, dans une grande fabrique de noir ani-