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minutes, puis est parti sans l’acheter. J’avais envie de le lui offrir.

À déjeuner, dans un coin de taverne anglaise, lu les journaux. Pas un mot sur moi, pas même une petite annonce. Ce Manivet est si négligent ! a-t-il seulement fait les envois, comme il me le jure ? Et puis il en paraît tant de livres. Paris en est submergé. C’est triste tout de même, ces vers qui vous brûlaient les doigts quand on les écrivait dans la joie, dans la fièvre, qui vous semblaient beaux, à remplir, illuminer le monde, les voilà qui circulent, plus ignorés que lorsqu’ils vous bourdonnaient obscurément dans le cerveau ; un peu l’histoire de ces toilettes de bal, revêtues dans l’enthousiasme de la famille, qu’on se figure devoir tout éclipser, tout écraser, et qui, sous le lustre, se perdent dans la quantité. Ah ! ce Herscher est bien heureux. On le lit, lui ; on le comprend. J’ai rencontré des femmes ayant au bras, dans leur mantelet, ce volume jaune tout frais paru… Misère de nous ! on a beau se mettre en dehors et au-dessus de la foule, c’est pour elle qu’on écrit. Séparé de tous, dans son île, ayant perdu jusqu’à l’espoir d’une voile à la chute de l’horizon, Robinson, même grand génie poétique, eût-il jamais fait des vers ? Longuement réflexionné là-dessus en battant les Champs-Élysées, perdu comme mon livre dans ce grand flot indifférent.