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à allonger son ombre casquée, le pas nerveux et raide du vieux Jean Réhu sonnait sur les dalles. Il habitait au-dessus des Astier et sortait régulièrement chaque jour pour une longue promenade, protégée, mais à bonne distance, par un domestique dont il s’obstinait à refuser le bras. De plus en plus sourd et fermé, sous l’influence de l’été très chaud cette année-là, ses facultés s’affaiblissaient, surtout sa mémoire, que ne parvenaient plus à guider les épingles en rappel aux revers de sa redingote ; il embrouillait ses récits, perdu à travers ses souvenirs comme le vieux Livingstone dans les marécages de l’Afrique centrale, piétinant, pataugeant jusqu’à ce qu’on lui vînt en aide ; et comme cela l’humiliait, le mettait de noire humeur, il ne parlait plus guère à personne, soliloquait en marchant, marquant d’une halte brusque et d’un hochement de tête la fin de l’anecdote et l’inévitable : « J’ai vu ça, moi… » D’ailleurs toujours droit, gardant comme au temps du Directoire le goût des mystifications, s’amusant à priver de vin, de viande, à soumettre aux régimes les plus variés et les plus cocasses la foule de badauds enragés de vie qui lui écrivaient journellement, pour savoir à quelle hygiène il devait son extraordinaire sursis. Et prescrivant aux uns les légumes, le lait ou le cidre, à d’autres les seuls coquillages, il ne se refusait rien, buvait