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je voyais bien qu’ils ne me retrouvaient plus ; et de mon côté, l’écart grandissait aussi. Qui a changé d’eux ou de moi ?

« Mon père est charpentier, obligé de travailler pour vivre, malgré son grand âge. Il fabrique ces maisons aux toits de bouleau qui, l’hiver, tremblent sous la neige ; il fabrique aussi les cercueils de la paroisse, mais sans trouver une pensée pieuse dans l’accomplissement de ce triste devoir. Il le berce de refrains grossiers, l’oublie dans ces mornes distractions qui font pleurer les femmes. Il y a toujours une grosse bouteille jaune sous les copeaux de l’établi. Ma mère s’est plainte d’abord, elle a supplié ; puis repoussée par des mains brutales, elle a plié sous l’injure et les coups, et l’invisible poison des choses s’est aussi infiltré en elle pour y détruire le sens divin. Ce n’est plus une femme, une mère ; c’est une esclave sans dignité.

« Je sais que je vous blesse par ces aveux, vous trouvez ma clairvoyance impie. Mais je vous l’ai dit souvent, Éline, depuis longtemps j’ai dépassé la terre, et, née une seconde fois en Dieu, je me glorifie d’avoir perdu tout sentiment humain. Écoutez le dénouement de ce drame domestique :