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— Ne vous laissez donc pas prendre à ces fariboles, madame, cria le docteur exaspéré. Faire de votre enfant un ouvrier, c’est l’éloigner de vous à tout jamais. Vous l’enverriez au bout du monde qu’il serait encore moins loin de votre esprit, de votre cœur ; car il y aurait en vous ces moyens de rapprochement que permettent les distances et que les différences sociales anéantissent pour toujours. Vous verrez, vous verrez. Un jour viendra où vous rougirez de lui, où vous trouverez qu’il a les mains rudes, le langage grossier, des sentiments à l’envers des vôtres, un jour où il se tiendra devant vous, devant sa mère, comme devant une étrangère d’un rang plus élevé que le sien, non pas seulement humilié, mais déchu.

Jack, qui n’avait pas encore dit un mot, et qui, blotti dans le coin du buffet, écoutait très attentivement, s’émut tout à coup à cette pensée d’une désaffection possible entre sa mère et lui.

Il fit un pas au milieu de la salle et, raffermissant sa voix :

— Je ne veux pas être ouvrier, dit-il résolument.

— Oh ! Jack… murmura Charlotte défaillante.

Ce fut d’Argenton qui prit la parole cette fois :

— Ah ! vraiment, tu ne veux pas être ouvrier ? Voyez-vous cela, monsieur qui veut ou qui ne veut pas accepter une chose que j’ai décidée, moi. Ah ! tu ne veux pas être ouvrier ! Mais tu veux bien manger, n’est-ce pas ? Et tu veux bien te vêtir, dormir, te pro-