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étendue, espacée sur plus de dix lieues de pays, l’accaparant à toute heure. Il entrait avec sa bonne figure couperosée et joyeuse, la toison de soie blanche toute frisée qui lui servait de chevelure, les poches de sa longue redingote bourrées de bouquins qu’il lisait toujours en route, en voiture ou à pied. Charlotte prenait un air compassé en l’abordant dans le couloir :

— Ah ! docteur, venez vite. Si vous saviez dans quel état il est, notre pauvre poëte.

— Bah ! laissez donc, il n’a besoin que de distraction.

En effet, d’Argenton, qui accueillait le médecin d’une voix affaiblie et pleurarde, était si heureux de se trouver devant un nouveau visage, d’entrevoir dans la monotonie de son existence un élément de variété, qu’il oubliait son mal, parlait politique, littérature, éblouissait le bon docteur par des récits de la vie parisienne, les personnages marquants qu’il prétendait connaître, auxquels il avait dit quelque mot cruel. Le docteur, très naïf, très franc, n’avait aucune raison de douter de cette parole froide qui, même dans ses extravagances vaniteuses, semblait mesurer toutes ses phrases ; et puis le vieux Rivals n’était pas observateur.

Il se plaisait dans la maison, trouvait le poëte intelligent, original, la femme jolie, l’enfant délicieux, et ne sentait pas, comme l’eût fait un esprit plus fin, par quels liens de hasard ces êtres-là tenaient entre eux, par