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râpés, de souliers éculés, d’espoirs déçus, d’ambitions irréalisables !… Tout cela défilait piteusement, embarrassé de la pleine lumière du jour, et ce sinistre cortége était bien celui qui convenait au petit roi dépossédé. N’étaient-ils pas, eux aussi, tous ces malheureux illusionnés, des prétendants à quelque royaume imaginaire où ils ne devaient jamais entrer ?

Et n’est-ce pas à Paris seulement que l’on peut voir un enterrement pareil : un roi de Dahomey conduit au cimetière par tous les déclassés de la bohème !

Pour achever d’attrister cette cérémonie lamentable, la pluie, une petite pluie serrée, froide, craquante, tomba sans discontinuer, comme si une fatalité de froidure s’acharnait contre le petit roi jusque dans la terre où il allait dormir. Hélas ! oui, jusque dans la terre ; car une fois la bière descendue, le discours que Moronval prononça, vrai dégel de banalités inaffectueuses, de paroles emphatiques et glacées, n’était pas fait pour te réchauffer, mon pauvre Mâdou. Le mulâtre parla des vertus, de la grande intelligence du défunt, du souverain modèle qu’il aurait fait un jour, puis termina son oraison funèbre par l’éloge banal qui sert en pareil cas : « C’était un homme ! » dit-il avec emphase.

C’était un homme.

Pour ceux qui avaient connu cette petite figure de singe, apitoyante et sympathique, cette enfance de physionomie et de langage prolongée par une abrutis-