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beaucoup rire. Où étaient-ils ces joyeux dîners où Jack, assis entre sa mère et « bon ami, » était le vrai roi de la table et dirigeait à son caprice le rire et les préoccupations des convives ? Subitement ce souvenir lui revint dans une phrase malheureuse. Madame de Barancy venait d’offrir une poire à d’Argenton, qui s’extasiait sur la bonne mine de ces fruits.

— Cela vient de Tours… dit Jack avec ou sans malice… C’est « bon ami » qui nous les a envoyés.

D’Argenton, qui était en train de peler sa poire, la remit dans son assiette, avec un mouvement où perçaient à la fois le dépit de ne pas manger d’un fruit qu’il préférait, et tout le mépris que lui inspirait son rival.

Oh ! le coup d’œil terrible de la mère à l’enfant. Jamais elle ne l’avait ainsi regardé.

Jack n’osa plus remuer ni parler ; et la soirée continua cette impression du repas.

Assis l’un près de l’autre, au coin du feu, d’Argenton et Ida s’étaient mis à causer à voix basse, sur ce ton confidentiel qui est déjà une intimité. Il racontait sa vie, son enfance nerveuse et maladive, enfermée dans un vieux château perdu au fond des montagnes. Il dépeignait les douves, les tourelles et les longs corridors où le vent s’engouffrait ; puis ses luttes artistiques, ses premiers travaux, les obstacles que son génie rencontrait continuellement, et tous les seuils trop bas pour la hauteur de ses allures.