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Il digérait.

Légèrement atteint de gastrite et toujours très inquiet de sa santé, il ne manquait jamais, en sortant de table, de se promener pendant un quart d’heure à grands pas, en quelque endroit qu’il fût. Partout ce pouvait être un ridicule, ici c’était une sublimité de plus ; et au lieu d’écouter Moronval, Ida regardait s’enfoncer dans l’ombre du fond, puis revenir vers la lueur des lampes, ce front courbé, traversé d’un pli austère.

Pour la première fois de sa vie elle aimait réellement, passionnément, et sentait battre son cœur de ces coups pleins auxquels rien ne ressemble. Jusqu’alors, elle s’était toujours livrée au hasard de sa vie, au caprice de sa vanité, et les liaisons plus ou moins longues qui l’avaient asservie s’étaient nouées et dénouées sans que sa volonté y fût pour rien.

Suffisamment sotte et ignorante, d’un esprit crédule et romanesque, tout près de cette trentaine funeste qui est toujours chez les femmes la date d’une transformation quelconque, elle s’aidait maintenant de tous les romans qu’elle avait lus pour se créer un idéal qui ressemblait à d’Argenton. Sa physionomie se métamorphosait si bien en le regardant, ses yeux gais devenaient si tendres et son sourire si langoureux, que sa passion ne pouvait plus être un mystère pour personne.

Moronval, en la voyant ainsi absorbée et craintive, fit pour sa femme un haussement d’épaules imperceptible qui signifiait :