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l’écart des affaires, elle était devenue riche sans s’en apercevoir et sans la moindre envie d’en profiter. Son bel appartement de Paris, le somptueux château de son père la gênaient. Elle y faisait sa place aussi petite que possible, emplissant sa vie avec une seule passion, l’ordre, un ordre monstrueux, fantastique, qui consistait à brosser, essuyer, épousseter, faire reluire elle-même sans relâche, les glaces, les dorures, le fronton des portes.

Quand elle n’avait plus rien à nettoyer, cette étrange femme s’en prenait à ses bagues, sa chaîne de montre, ses broches, débarbouillait ses camées, les perles, et à force d’éclaircir dans son alliance son nom et celui de son mari, en avait effacé toutes les lettres. Sa préoccupation la suivait à Savigny. Elle ramassait le bois mort dans les allées, grattait la mousse des bancs du bout de son ombrelle, aurait voulu épousseter les feuilles, ramoner les vieux arbres, et bien souvent, en chemin de fer, elle enviait les petites villas alignées au bord de la voie, blanches et proprettes, avec leurs cuivres reluisants, la boule de métal anglais, et ces petits jardins en longueur qui ont l’air de tiroirs de commode. C’était cela son type de maison de campagne.

M. Fromont, qui ne venait qu’en passant et toujours avec la préoccupation de ses affaires, ne jouissait guère de Savigny, lui non plus. Il n’y avait que Claire qui fût vraiment chez elle dans ce beau parc. Elle en connaissait les moindres taillis. Obligée de se suffire à elle-même comme tous les enfants solitaires, elle s’était fait des bonheurs de certaines promenades, surveillait les