Page:Daudet - Fromont jeune et Risler aîné, 1874.djvu/250

Cette page n’a pas encore été corrigée

en mangeant, se rappelait ses vieux triomphes, la couronne d’or, les abonnés d’Alençon, et, sitôt le dîner fini, s’en allait voir jouer le Misanthrope à l’Odéon pour les débuts de Robricart, pincé, tiré, ses manchettes toutes blanches et dans sa poche une pièce de cent sous neuve et brillante que sa femme lui avait donnée pour faire le garçon.

– Je suis bien contente, disait la maman Delobelle en enlevant le couvert. Le père a bien dîné ce soir. Ça l’a un peu consolé, le pauvre homme. Son théâtre va achever de le distraire. Il en a tant besoin…

… Oui, c’était cela le terrible, s’en aller seule dans la rue. Il faudrait attendre que le gaz fût éteint, descendre l’escalier tout doucement quand sa mère serait couchée, demander le cordon, et prendre sa course à travers ce Paris où on rencontre des hommes qui vous regardent effrontément dans les yeux, et des cafés tout brillants de lumière. Cette terreur de la rue, Désirée l’avait depuis l’enfance. Toute petite, quand elle descendait pour une commission, les gamins la suivaient en riant et elle ne savait pas ce qu’elle trouvait de plus cruel, ou cette parodie de sa marche irrégulière, le déhanchement de ces petites blouses insolentes, ou la pitié des gens qui passaient et dont le regard se détournait charitablement. Ensuite elle avait peur des voitures, des omnibus. La rivière était loin. Elle serait bien lasse. Pourtant, il n’y avait pas d’autre moyen que celui-là…

– Je vais me coucher, fillette, et toi, est-ce que tu veilles encore ?