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charrette à moitié vide. On sentait du printemps dans l’air, un vague parfum de jacinthe et de lilas. La maman Delobelle venait de poser son ouvrage, et avant de fermer la croisée, les coudes appuyés à la rampe, écoutait toutes ces rumeurs d’une grande ville laborieuse, heureuse de circuler dans les rues, sa journée finie. De temps on temps, sans se retourner, elle parlait à sa fille :

– Tiens ! voilà monsieur Sigismond. Comme il sort de bonne heure, ce soir, de la fabrique… C’est peut-être l’effet des jours qui rallongent, mais il me semble qu’il n’est pas, encore sept heures… Avec qui est il donc le vieux caissier ?… Que c’est drôle !… On dirait… Mais oui… On dirait monsieur Frantz… Ce n’est pas possible pourtant… Monsieur Frantz est bien loin d’ici, en ce moment : et puis il n’avait pas de barbe… C’est égal ! Ça lui ressemble beaucoup… Regarde donc, fillette.

Mais fillette ne quitte pas son fauteuil ; elle ne bouge même pas. Les yeux perdus, l’aiguille en l’air, immobilisée dans son joli geste d’activité, elle est partie pour le pays bleu, cette contrée merveilleuse où l’on va librement, sans souci d’aucune infirmée. Ce nom de Frantz, prononcé machinalement par sa mère, au hasard d’une ressemblance, c’est pour elle tout un passé d’illusions, de chaudes espérances, passagères comme la rougeur qui lui montait aux joues, quand le soir, en rentrant, il venait causer un moment avec elle. Comme tout cela est loin déjà ! Dire qu’il habitait la petite chambre à côté, qu’on entendait son pas dans l’escalier, et sa table qu’il traînait près de la fenêtre pour dessiner.