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Changeant aussitôt de chaise et de verre, il vint se mettre devant le comédien ; mais M. Chèbe n’avait pas le monde de Delobelle. Au lieu de s’éloigner discrètement, il rapprocha sa chope et se mêla au groupe, si bien que le grand homme, qui ne voulait pas parler devant lui, remit solennellement pour la seconde fois ses papiers dans sa poche en disant à Risler :

– Nous verrons cela plus tard.

Très tard, en effet, car M. Chèbe s’était fait cette réflexion « Mon gendre est si bonasse… Si je le laisse avec ce carottier, qui sait ce qu’on va tirer de lui ? »

Et il restait pour le surveiller Le comédien était furieux. Remettre la chose à un autre jour ? Impossible, Risler venait de leur apprendre qu’il partait le lendemain pour aller passer un mois à Savigny.

– Un mois à Savigny ?… dit M. Chèbe exaspéré de voir son gendre lui échapper… Et les affaires ?

– Oh ! je viendrai à Paris tous les jours avec Georges… C’est monsieur Gardinois qui a tenu à revoir sa petite Sidonie.

M. Chèbe hocha la tête. Il trouvait cela bien imprudent. Les affaires sont les affaires. Il faut être là, toujours là, sur la brèche. Qui sait ? la fabrique pouvait prendre feu, la nuit. Et il répétait d’un air sentencieux : « l’œil du maître, mon cher, l’œil du maître », tandis qu’à côté de lui, le comédien, que ce départ n’arrangeait guère non plus, arrondissait son gros œil et lui donnait une expression à la fois subtile et autoritaire, la véritable expression de l’œil du maître.