Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/98

Cette page a été validée par deux contributeurs.


LES FRANCS-TIREURS


En même temps, des compagnies de francs-tireurs s’organisaient avec frénésie. Frères de la Mort, Chacals du Narbonnais, Espingoliers du Rhône, il y en avait de tous les noms, de toutes les couleurs, comme des centaurées dans un champ d’avoine ; et des panaches, des plumes de coq, des chapeaux gigantesques, des ceintures d’une largeur !… Pour se donner l’air plus terrible, chaque franc-tireur laissait pousser sa barbe et ses moustaches, si bien qu’à la promenade, le monde ne se connaissait plus. De loin vous voyiez un brigand des Abruzzes qui venait sur vous la moustache en croc, les yeux flamboyants, avec un tremblement de sabres, de revolvers, de yatagans ; et puis, quand on s’approchait, c’était le receveur Pégoulade. D’autres fois, vous rencontriez dans l’escalier Robinson Crusoé lui-même, avec son chapeau pointu, son coutelas en dents de scie, un fusil sur chaque épaule ; au bout du compte, c’était l’armurier Costecalde qui rentrait de dîner en ville. Le diable, c’est qu’à force de se donner des allures féroces, les Tarasconnais finirent par se terrifier les uns les autres et bientôt personne n’osa plus sortir.