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et les bœufs les tirent avec peine, comme si le sol s’attachait aux roues, comme si ces parcelles de terre sèche restées aux herses, aux charrues, aux pioches, aux râteaux, rendant la charge encore plus lourde, faisaient de ce départ un déracinement. Derrière se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout âge, depuis les grands vieux à tricorne qui s’appuient en tremblant sur des bâtons, jusqu’aux petits blondins frisés, vêtus d’une bretelle et d’un pantalon de futaine ; depuis l’aïeule paralytique que de fiers garçons portent sur leurs épaules, jusqu’aux enfants de lait que les mères serrent contre leurs poitrines ; tous, les vaillants comme les infirmes, ceux qui seront les soldats de l’année prochaine et ceux qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputés qui se traînent sur des béquilles, des artilleurs hâves, exténués, ayant encore dans leurs uniformes en loques la moisissure des casemates de Spandau ; tout cela défile fièrement sur la route, au bord de laquelle le juge Colmar est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se détourne avec une terrible expression de colère et de dégoût…

Oh ! le malheureux Dollinger ! il voudrait se cacher, s’enfuir ; mais impossible. Son fauteuil est incrusté dans la montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et, lui, dans son rond