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Puis, parmi les longs avirons reluisants de céruse qui étaient en train de sécher contre le talus, le père Cornet s’en allant avec son seau à peinture, ses grands pinceaux, sa figure tannée, crevassée, ridée de petites fossettes comme la rivière un soir de vent frais… Oh ! ce père Cornet. Ç’a été le Satan de mon enfance, ma passion douloureuse, mon péché, mon remords. M’en a-t-il fait commettre des crimes avec ses canots ! Je manquais l’école, je vendais mes livres. Qu’est-ce que je n’aurais pas vendu pour un après-midi de canotage !

Tous mes cahiers de classe au fond du bateau, la veste à bas, le chapeau en arrière, et dans les cheveux le bon coup d’éventail de la brise d’eau, je tirais ferme sur mes rames, en fronçant les sourcils pour bien me donner la tournure d’un vieux loup de mer. Tant que j’étais en ville, je tenais le milieu de la rivière, à égale distance des deux rives, où le vieux loup de mer aurait pu être reconnu. Quel triomphe de me mêler à ce grand mouvement de barques, de radeaux, de trains de bois, de mouches à vapeur qui se côtoyaient, s’évitaient, séparés seulement par un mince liséré d’écume ! Il y avait de lourds bateaux qui tournaient pour prendre le courant, et cela en déplaçait une foule d’autres.