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lourdement dans le trou du souffleur, au fracas bête de la claque… Qu’est-ce qu’il a donc à se fâcher, ce monsieur, là-haut ? Décidément, j’ai peur. Je m’en vais.

Me voilà dehors. Il pleut, il fait noir ; mais je ne m’en aperçois guère. Les loges, les galeries tournent encore devant moi avec leurs rangées de têtes lumineuses, et la scène au milieu, comme un point fixe, éclatant, qui s’obscurcit à mesure que je m’éloigne. J’ai beau marcher, me secouer, je la vois toujours, cette scène maudite, et la pièce, que je sais par cœur, continue à se jouer, à se traîner lugubrement au fond de mon cerveau. C’est comme un mauvais rêve que j’emporte avec moi et auquel je mêle les gens qui me heurtent, le gâchis, le bruit de la rue. Au coin du boulevard, un coup de sifflet m’arrête, me fait pâlir. Imbécile ! c’est un bureau d’omnibus… Et je marche, et la pluie redouble. Il me semble que là-bas aussi il pleut sur mon drame, que tout se décolle, se détrempe, et que mes héros, honteux et fripés, barbotent à ma suite sur les trottoirs luisants de gaz et d’eau.

Pour m’arracher à ces idées noires, j’entre dans un café. J’essaie de lire ; mais les lettres se croisent, dansent, s’allongent, tourbillonnent. Je ne sais plus ce que les mots veulent dire ; ils me semblent tous bizarres, vides de sens.