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pâlis par l’angoisse et l’attente : mais combien d’indifférents, de mal disposés ! Et tout ce que ces gens apportent du dehors, cette masse d’inquiétudes, de distractions, de préoccupations, de méfiances… Dire qu’il va falloir dissiper tout cela, traverser cette atmosphère d’ennui, de malveillance, faire à ces milliers d’êtres une pensée commune, et que mon drame ne peut exister qu’en allumant sa vie à toutes ces paires d’yeux inexorables… Je voudrais attendre encore, empêcher le rideau de se lever. Mais non ! il est trop tard. Voilà les trois coups frappés, l’orchestre qui prélude… puis un grand silence, et une voix que j’entends des coulisses, sourde, lointaine, perdue dans l’immensité de la salle. C’est ma pièce qui commence. Ah ! malheureux, qu’est-ce que j’ai fait ?…

Moment terrible. On ne sait où aller, que devenir. Rester là, collé contre un portant, l’oreille tendue, le cœur serré ; encourager les acteurs quand on aurait tant besoin d’encouragements soi-même, parler sans savoir ce qu’on dit, sourire en ayant dans les yeux l’égarement de la pensée absente… Au diable ! J’aime encore mieux me glisser dans la salle et regarder le danger en face.

Caché au fond d’une baignoire, j’essaie de me poser en spectateur détaché, indifférent, comme si je n’avais pas vu pendant deux mois