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hissante qui vous éclabousse et vous laisse sa marque en passant. Je ne parle pas seulement des infortunes qu’on connaît, auxquelles on s’intéresse, de ces chagrins d’ami qui sont un peu les nôtres et dont la rencontre subite vous serre le cœur comme un remords ; ni même de ces chagrins d’indifférents, qu’on n’écoute que d’une oreille et qui vous navrent sans qu’on s’en doute. Je parle de ces douleurs tout à fait étrangères, qu’on n’entrevoit qu’au passage, en une minute, dans l’activité de la course et la confusion de la rue.

Ce sont des lambeaux de dialogues saccadés au train des voitures, des préoccupations sourdes et aveugles qui parlent toutes seules et très haut, des épaules lasses, des gestes fous, des yeux de fièvre, des visages blêmes gonflés de larmes, des deuils récents mal essuyés aux voiles noirs. Puis des détails furtifs, et si légers ! Un collet d’habit brossé, usé, qui cherche l’ombre, une serinette sans voix tournant à vide sous un porche, un ruban de velours au cou d’une bossue, cruellement noué bien droit entre les épaules contrefaites… Toutes ces visions de malheurs inconnus passent vite, et vous les oubliez en marchant, mais vous avez senti le frôlement de leur tristesse, vos vêtements se sont imprégnés de l’ennui qu’ils traînent après eux, et à la fin de la journée