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voyait passer un peu partout, traînant nos jupes dans un rayon de lune, ou courant sur les prés à la pointe des herbes. Les paysans nous aimaient, nous vénéraient.

« Dans les imaginations naïves, nos fronts couronnés de perles, nos baguettes, nos quenouilles enchantées mêlaient un peu de crainte à l’adoration. Aussi nos sources restaient toujours claires. Les charrues s’arrêtaient aux chemins que nous gardions ; et comme nous donnions le respect de ce qui est vieux, nous, les plus vieilles du monde, d’un bout de la France à l’autre on laissait les forêts grandir, les pierres crouler d’elles-mêmes.

« Mais le siècle a marché. Les chemins de fer sont venus. On a creusé des tunnels, comblé les étangs, et fait tant de coupes d’arbres, que bientôt nous n’avons plus su où nous mettre. Peu à peu les paysans n’ont plus cru à nous. Le soir, quand nous frappions à ses volets, Robin disait : « C’est le vent », et se rendormait. Les femmes venaient faire leurs lessives dans nos étangs. Dès lors ç’a été fini pour nous. Comme nous ne vivions que de la croyance populaire, en la perdant, nous avons tout perdu. La vertu de nos baguettes s’est évanouie, et de puissantes reines que nous étions, nous nous sommes trouvées de vieilles femmes, ridées, méchantes comme des fées qu’on oublie ;