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les yeux de la fille ou le petit vin d’Alsace que la mère vous versait au dessert, mousseux et doré comme du champagne ? Toujours est-il que les dîners du caravansérail avaient un grand renom dans les camps du sud… Les tuniques bleu de ciel s’y pressaient à côté des vestons de hussards galonnés de soutaches et de brandebourgs ; et bien avant dans la nuit, la lumière s’attardait aux vitres de la grande auberge.

Le repas fini, la table enlevée, on ouvrait un vieux piano qui dormait là depuis vingt ans et l’on se mettait à chanter des airs de France ; ou bien, sur une lauterbach quelconque, un jeune Werther à sabretache faisait faire un tour de valse à Mlle  Schontz. Au milieu de cette gaieté militaire un peu bruyante, dans ce cliquetis d’aiguillettes, de grands sabres et de petits verres, ce rythme langoureux qui passait, ces deux cœurs qui battaient en mesure, enfermés dans le tournoiement de la valse, ces serments d’amour éternel qui mouraient sur un dernier accord, vous ne pouvez rien vous figurer de plus charmant.

Quelquefois, dans la soirée, la grosse porte du caravansérail s’ouvrait à deux battants, des chevaux piaffaient dans la cour. C’était un aga du voisinage qui, s’ennuyant avec ses femmes, venait frôler la vie occidentale, écouter le piano