Page:Daudet - Contes du lundi, Lemerre, 1880.djvu/161

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’âme de ce Jocrisse héroïque avait fini par se répandre en nous.

Brave Chauvin !

C’est toujours lui qui, le premier, apercevait dans le ciel jaune et bas, rempli de neige, la petite aile blanche des pigeons. Quand Gambetta nous envoyait une de ses éloquentes tarasconnades, c’est Chauvin qui, de sa voix retentissante, la déclamait à la porte des mairies. Par les dures nuits de décembre, quand les longues queues grelottantes se morfondaient devant les boucheries, Chauvin prenait bravement la file ; et, grâce à lui, tous ces affamés trouvaient encore la force de rire, de chanter, de danser des rondes dans la neige…

Le, lon, la, laissez-les passer, les Prussiens dans la Lorraine, entonnait Chauvin, et les galoches claquaient en mesure, et sous les capelines de laine les pauvres figures pâlies avaient pour une minute des couleurs de santé. Hélas ! tout cela ne servit de rien. Un soir, en passant devant la rue Drouot, je vis une foule anxieuse se presser en silence autour de la mairie, et j’entendis dans ce grand Paris sans voitures, sans lumières, la voix de Chauvin qui se gonflait solennellement : « Nous occupons les hauteurs de Montretout. » Huit jours après, c’était la fin.