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l’eau. Les bêtes et les attelages tiennent le milieu ; sur le côté, des passagers, des paysans, des enfants qui vont à l’école du bourg, des Parisiens en villégiature. Des voiles, des rubans flottent auprès des longes des chevaux. On dirait un radeau de naufragés. Le bac s’avance lentement. La Seine, si longue à traverser, paraît bien plus large qu’autrefois, et derrière les ruines du pont écroulé, entre ces deux rives presque étrangères l’une à l’autre, l’horizon s’agrandit avec une sorte de solennité triste.

Ce matin-là, j’étais arrivé de très bonne heure pour traverser l’eau. Il n’y avait encore personne sur la plage. La petite maison du passeur, un vieux wagon immobilisé dans le sable humide, était fermée, toute ruisselante de brouillard ; dedans, on entendait des enfants qui toussaient.

« Ohé, Eugène !

— Voilà, voilà ! » fit le passeur, qui arrivait en se traînant. C’est un beau marinier, encore assez jeune, mais il a servi comme artilleur dans la dernière guerre, et il en est revenu perclus de rhumatismes, avec un éclat d’obus à la jambe et la figure toute balafrée. Le brave homme sourit en me voyant : « Nous ne serons pas gênés, ce matin, monsieur. »

En effet, j’étais seul sur le bac ; mais avant