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bataillons de ligne défilent pêle-mêle avec l’artillerie. Défilé lent et triste. On va se battre. Les hommes, trébuchant, marchent la tête basse, en grelottant, le fusil à la bricole, les mains dans leurs couvertures comme dans des manchons. De temps en temps on crie :

« Halte ! »

Les chevaux s’effarent, hennissent. Les caissons tressautent. Les artilleurs se hissent sur leurs selles et regardent, anxieux, par-delà le grand mur blanc du Bourget.

« Est-ce qu’on les voit ? » demandent les soldats en battant la semelle…

Puis : « En avant !… » Le flot humain, un moment refoulé, s’écoule toujours lentement, toujours silencieux.

À l’horizon, sur l’avancée du fort d’Aubervilliers, dans le ciel froid qu’illumine un soleil levant d’argent mat, le gouverneur et son état-major, petit groupe fin, se détachant comme sur une nacre japonaise. Plus près de moi, un grand vol de corneilles noires posées au bord du chemin ; ce sont des chers frères ambulanciers. Debout, les mains croisées sous leurs capes, ils regardent défiler toute cette chair à canon d’un air humble, dévoué et triste.

Même journée. — Villages déserts, abandonnés, maisons ouvertes, toits crevés, fenêtres sans auvents qui vous regardent comme des