Page:Daudet – Les Rois en exil – Éditons Lemerre.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
340
LES ROIS EN EXIL

robait… Un accès de colère folle emporte une seconde hors de son calme cette femme qui se possède si bien. Elle briserait, fracasserait tout autour d’elle, sans sa longue habitude de la vente, qui lui étiquette pour ainsi dire visiblement chaque objet. Jetée dans un fauteuil, pendant que le jour tombant éteint toutes ses richesses d’hier, elle les voit fuir, s’éloigner d’elle avec son rêve de fortune colossale. La porte s’ouvre violemment.

— Madame la comtesse est servie…

Il faut se mettre à table toute seule, dans la majestueuse salle à manger tapissée sur ses huit panneaux de grands portraits de Franz Hals estimés huit cent mille francs, sévères figures blafardes, raides et solennelles dans leurs fraises montantes, moins solennelles encore que le maître d’hôtel cravaté de blanc qui découpe sur la crédence les plats que servent deux impassibles drôles habillés de nankin. L’ironie de ce pompeux service, en contraste avec l’abandon qui menace madame de Spalato, lui serre le cœur de dépit ; et l’on dirait que l’office se doute de quelque chose tellement les valets renforcent leur dédain cérémonieux pendant qu’elle mange, attendant qu’elle ait fini, immobiles et graves comme les aides du photographe après avoir figé le client devant l’objectif. Peu à peu cependant l’abandonnée se réconforte, revient à sa vraie nature… Non, elle ne se lais-