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forge. C’était bien lui, un peu moins blanc, mais pas changé, toujours maigre, toujours voûté, toujours sa tête d’homme-chien à la barbe rutilante et plate, aux cheveux longs, en salade, ne laissant voir de la figure qu’un nez rougi par une inflammation perpétuelle, et qui donnait une face d’ivrogne à ce sobre buveur de thé. Le tableau était la seule marque caractéristique de la salle, avec un livre de messe posé la tranche à plat sur la cheminée. Leemans lui devait quelques bonnes affaires, à ce livre ; par là il se distinguait de ses concurrents, ce vieux mécréant de Schwalbach, la mère Esaü et les autres, avec leurs origines de Ghetto, tandis qu’il était, lui, chrétien, marié par amour à une juive, mais chrétien, même catholique. Cela le servait près de sa haute clientèle ; il entendait la messe dans l’oratoire de ces dames, chez la comtesse Mallet, chez l’aînée des Sismondo, se montrait le dimanche à Saint-Thomas-d’Aquin, à Sainte-Clotilde, où allaient ses meilleurs clients, tandis que par sa femme il tenait les maisons des grands traitants israélites. En vieillissant, cette grimace religieuse était devenue un pli, une habitude, et souvent le matin, partant à ses affaires, il entrait à Saint-Paul prendre — comme il disait sérieusement — un petit bout de messe, ayant remarqué que tout lui réussissait mieux ces jours-là…