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a cédé chez lui à quelque autre instinct, plus puissant sur le moment, mais qui n’est ni permanent par sa nature, ni susceptible de laisser une impression bien vive. Il est évident qu’un grand nombre de désirs instinctifs, tels que celui de la faim, n’ont, par leur nature même, qu’une courte durée ; dès qu’ils sont satisfaits, le souvenir de ces instincts s’efface, car ils ne laissent qu’une trace légère. Troisièmement : dès le développement de la faculté du langage et, par conséquent, dès que les membres d’une même association peuvent clairement exprimer leurs désirs, l’opinion commune, sur le mode suivant lequel chaque membre doit concourir au bien public, devient naturellement le principal guide d’action. Mais il faut toujours se rappeler que, quelque poids qu’on attribue à l’opinion publique, le respect que nous avons pour l’approbation ou le blâme exprimé par nos semblables dépend de la sympathie, qui, comme nous le verrons, constitue une partie essentielle de l’instinct social et en est même la base. Enfin, l’habitude, chez l’individu, joue un rôle fort important dans la direction de la conduite de chaque membre d’une association ; car la sympathie et l’instinct social, comme tous les autres instincts, de même que l’obéissance aux désirs et aux jugements de la communauté, se fortifient considérablement par l’habitude. Nous allons maintenant discuter ces diverses propositions subordonnées, et en traiter quelques-unes en détail.

Je dois faire remarquer d’abord que je n’entends pas affirmer qu’un animal rigoureusement sociable, en admettant que ses facultés intellectuelles devinssent aussi actives et aussi hautement développées que celles de l’homme, doive acquérir exactement le même sens moral que le nôtre. De même que divers animaux possèdent un certain sens du beau, bien qu’ils admirent des objets très différents, de même aussi ils pourraient avoir le sens du bien et du mal, et être conduits par ce sentiment à adopter des lignes de conduite très différentes. Si, par exemple, pour prendre un cas extrême, les hommes se reproduisaient dans des conditions identiques à celles des abeilles, il n’est pas douteux que nos femelles non mariées, de même que les abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères, et que les mères chercheraient à détruire leurs filles fécondes, sans que personne songeât à intervenir[1]. Néanmoins il me semble que, dans le cas que nous suppo-

  1. M. H. Sidgwick, qui a discuté ce sujet de façon très remarquable (Academy, 15 juin 1872, p. 231), fait remarquer « qu’une abeille très intelligente essaierait, nous pouvons en être assurés, de trouver une solution plus douce à la question de la population. » Toutefois, à en juger par les coutumes de la plupart des