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LE VOLEUR

malheur avec la dignité du silence… Ha ! le dégoût de moi qui me saisit, d’avoir déserté cette vaillante ! Toutes les choses qui auraient pu être semblent passer devant mes yeux ainsi qu’en une brume de rêve… Ç’a dû être horrible, le déchirement de cette âme, ce navrement de femme abandonnée par tous… Et la détresse, la noirceur de cette existence de mercenaire qui est la sienne depuis vingt mois, qu’elle accepta, cette fille riche la veille, et qui lui mesura le pain qu’il lui fallait, à elle et à son enfant — à notre enfant…

Notre enfant !… Elle est là, à côté, reposant sur un lit que sa mère, aidée par Annie, lui a préparé dans ma chambre. Une jolie petite fille, blonde, avec des yeux comme des pervenches, — et que j’ai à peine osé regarder, à peine, car j’ai été pris d’une honte indicible quand j’ai vu quel était le fardeau que Charlotte portait dans ses bras…

Elle s’est déjà levée trois fois depuis que l’enfant repose, pour aller surveiller son sommeil, interrompant le récit qu’elle me fait, d’une voix grave, mais où ne vibre pas la colère où ne grince pas la rancune. A-t-elle dû souffrir, cependant ! La pauvreté et les chagrins n’ont pas encore mis leur marque sur son beau visage, mais ses yeux brillent de l’éclat étrange des yeux désespérés, l’éclat vif et glacial du givre. Et ses vêtements, le manteau de confection qu’elle a quitté, sa triste robe noire d’ouvrière… Ah ! Dieu de Dieu !…

La voici. Elle rentre, tout doucement, reprendre sa place sur la chaise, au coin du feu.

— Elle dort ; elle dort d’un sommeil de plomb. Mais elle ne se plaint pas en dormant et elle ne porte plus les mains à sa tête, comme elle faisait à Paris. J’ai eu si peur avant-hier, hier et ce matin encore !… J’étais affolée. Il faut que je te raconte… Quand j’ai vu qu’elle souffrait de maux de tête, que son front était brûlant, qu’elle avait perdu l’appétit… et surtout ces somnolences continuelles, tu sais… je me suis décidée à aller chercher un docteur. Un bon médecin, habitué à soigner