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mots rapides ; il redresse la tête un instant, sa tête au teint terreux, au grand nez tranchant, à la bouche longue et mince, aux traits impitoyables, aux yeux de poisson féroce ; il salue silencieusement et nous descendons l’escalier. Un fiacre attend dans la cour ; nous y montons, le général et moi ; et mon père ordonne au cocher de nous conduire au coin de la rue de Boulainvillers et d’une autre rue. Nous partons.

Durant la première partie du trajet, le général reste silencieux, immobile, les yeux perdus dans le vague. Pense-t-il à quelque chose ? Je l’ignore ; mais moi, qui ne veux point troubler ses méditations possibles, je me mets à réfléchir. D’abord, quelle était la raison d’être de cet homme, jusqu’ici, sa raison d’être comme personnage important dans la société et dans l’armée ? Par lui-même il n’en avait point. Ce qu’il était, il le devait entièrement à son nom et à sa richesse. Son nom, c’était celui du fils de vigneron qui, soldat heureux, avait trouvé dans sa giberne le bâton de maréchal ; et le titre de duc qu’il portait était l’un des titres octroyés à l’aïeul par Napoléon. Et il avait semblé naturel et nécessaire, parce que cet homme s’appelait le duc de Schaudegen, qu’il occupât une situation élevée dans la hiérarchie militaire ; qu’on lui confiât, en raison de la gloire et du renom du grand homme de guerre qu’avait été son ancêtre, une autorité énorme sur ses concitoyens ; et qu’il fût défendu de mettre en question ses capacités spéciales et son intelligence générale. Il avait paru indispensable à la France, qui s’oppose à la manifestation de tous les talents ou les écrase avec fureur, de choisir pour l’un de ses chefs ce mannequin au ventre creux duquel grelottait un nom sonore, ce fantôme que masquait un spectre. Sa richesse, elle était faite de l’argent pris en Europe, au temps des grandes guerres ; volé en Allemagne, surtout. Ah ! le sang, les pleurs, la honte et la misère qu’elle représentait, cette