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assez sots pour envoyer leurs fils à cet abattoir, à ce charnier pestilentiel, sont excusables jusqu’à un certain point : ils ne connaissent rien ou presque rien de ce qui s’y passe ; mais nous, officiers, généraux, qui sommes au courant de tout, qui n’ignorons rien de l’effroyable désordre qui règne dans cette soi-disant colonie, nous serions impardonnables si nous imitions ces braves gens. Si tu savais toutes les infamies dont nous avons connaissance et que nous gardons secrètes ! Les défaillances du commandement, l’insuffisance de l’intendance, les scandales des hôpitaux, l’ignorance et l’incurie de tous, la malhonnêteté et la couardise… La couardise, oui ; le découragement, la démoralisation, se sont emparés des troupes qui n’ont, à juste titre, aucune confiance dans leurs chefs. À Lang-Son, des généraux ont donné le signal de la fuite, des compagnies entières ont crié Sauve-qui-peut ! et jeté sacs et fusils pour courir plus vite ; une batterie d’artillerie a été précipitée dans un arroyo ; les conducteurs de voitures d’ambulance ont dételé afin de fuir sur les chevaux, abandonnant les blessés ; et l’armée n’a été sauvée d’un désastre complet que grâce aux hommes du Bataillon d’Afrique qui ont couvert la retraite — ces mêmes pégriots qu’on conduit au corps menottes aux poignets, entre des baïonnettes… Maintenant, on envoie des soliveaux, comme cet idiot de général des Nouilles, avec ordre de ne rien faire contre les Chinois ; quant à ces derniers, on les payera ce qu’ils demandent afin qu’ils nous laissent tranquilles, et on appellera cela pacification. Voyons, Jean, tu n’iras pas là, n’est-ce pas ?

— Ma foi, dis-je après un moment d’hésitation, du moment que…

— Allons, allons, c’est entendu ! s’écrie mon père d’une voix où perce l’émotion. Du reste, si tu tiens à voir du pays, tu pourras en voir avant peu ; et peut-être avec moi. La France n’est pas lasse des expéditions coloniales ; elle