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nous sommes une classe supérieure. Un sentiment domine tous ceux qui m’agitent : Je porte l’épaulette ; tout le monde doit m’en savoir gré ; tout le monde doit m’en récompenser.

Je m’achemine, cependant, vers la demeure de M. Curmont, décidé à faire admirer au bonhomme, dans tout son lustre, le représentant par excellence de l’armée française que je me sens devenir de plus en plus à chaque pas. J’approche de la maison. J’entends le son du piano ; Adèle est là. Tiens ! Adèle… je l’avais presque oubliée.

C’est elle justement qui vient m’ouvrir et qui pousse un cri de joie en m’apercevant. Elle est seule à la maison. Son père est à Paris et regrettera bien de s’être absenté lorsqu’il sera informé de ma visite. Comme elle est heureuse de me voir en uniforme ! etc., etc… Je suis resté trois quarts d’heure chez M. Curmont.

Pendant le premier quart d’heure, Adèle me complimente sur ma bonne mine et mon allure martiale. Je lui dis mon plaisir de la revoir et je hasarde quelques mots discrets sur sa beauté, qui est réelle, et sur son charme plus réel encore. Nous nous rappelons réciproquement des souvenirs d’enfance ; et nous nous trouvons, tout d’un coup, assez embarrassés de continuer. Adèle, pour rompre le silence, s’extasie sur le magnifique avenir qui m’attend. Et son avenir à elle ? Elle secoue la tête. Pas brillant, son avenir. Moins que brillant. Elle est fatiguée, lasse de la musique, du monotone tran-tran des leçons et des concerts, dégoûtée de la vie qu’elle mène ; pas d’horizon, pas de futur, rien. Elle se sent seule, très seule, trop seule.

Pendant le second quart d’heure, je compatis sincèrement aux douleurs et aux soucis d’Adèle ; j’affirme ma sympathie, j’offre… je ne sais pas ce que j’offre… Je suis prêt à tout offrir, pourvu qu’on m’offre tout. N’avons-nous pas été, pour ainsi dire, frère et sœur ? Oui, oui ! Oh !